L'affaire Dreyfus de Wikipédia 3 : L'article de Pierre Assouline

Publié le par Jacques Goliot

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Aller à la première page de l’article (Objet et enjeux du débat)

Aller à la deuxième page de l'article (L'article corrosif de Daniel Garcia)

 

 

L’article de Pierre Assouline, intitulé  « L'affaire Wikipédia », a été publié le 9 janvier 2007 dans son blog La république des livres. C’est le premier d’une série de textes qui s’étend jusqu’au début de 2008 et qui va faire de Pierre Assouline le chef de file français du combat contre Wikipédia. 

 

En janvier 2012 (alors même que sa pensée sur le sujet semble avoir au moins subi une inflexion), Pierre Assouline est au centre de l’article de Frédéric Joignot dans Le Monde, avec une citation conséquente de l'article de janvier 2007, mise en valeur par sa duplication en exergue.

 

Présentation de l’article

 

Premier paragraphe 

Il est consacré à des généralités sur Wikipédia. Après plusieurs énoncés critiques, Pierre Assouline accorde quelques points positifs : « Reconnaissons de bonne foi que le contenu est riche, dense, séduisant et parfois surprenant », tout en ajoutant : « Pourtant, il n'est pas antidérapant ». 

 

Second paragraphe

Wikipédia est, selon Pierre Assouline, une modalité d’une tendance d’époque : « cette idée bien dans l'air du temps que, au fond, tout le monde est encyclopédiste puisque tout le monde est déjà journaliste, cinéaste, critique d'art, critique littéraire, critique de cinéma, critique gastronomique, photographe etc. […] Sur ce site donc, n'importe qui peut intervenir dès lors qu'il se sent expert en quelque chose, qualité qu'il se délivre de sa propre autorité. Sur Wikipédia, les spécialistes ne s'autorisent que d'eux-mêmes. ». 

Cela aboutit à des « dommages collatéraux », dont il donne quelques exemples, notamment celui de la bibliographie Dreyfus.

 

Troisième paragraphe

Après l’évocation de la découverte par François Gèze de la référence Dutrait-Crozon, Pierre Assouline se réfère au Dictionnaire de l’affaire Dreyfus de Michel Drouin (Flammarion, 1994) [ouvrage du reste cité dans la bibliographie incriminée] qu’il cite : « L'ouvrage accumule citations et références, et offre l'apparence de toutes les garanties scientifiques, à l'exception de la vérité. La culpabilité de Dreyfus est un dogme ("On ne nous a opposés que des cris") et la version de l'école nationaliste doit être transmise de génération en génération. ». Il ajoute : « Pour Michel Drouin, il ne fait guère de doute que ce livre, […] fut considéré comme un évangile par une génération de nationalistes. […] C'est donc ce Préçis** de l'Affaire Dreyfus […] qui reste la bible de l'affaire un siècle après sa parution, du moins aux yeux des wikipédiens. ». Il évoque ensuite l’article de Daniel Garcia, « qui n'échappa point à la vigilance de Wikipédia » et la réaction (très insuffisante selon lui) qui s’en est ensuivie.

 

Quatrième paragraphe

Le dernier paragraphe commence par une provocation : pourquoi Wikipédia ne cite-t-elle que cet ouvrage antidreyfusard (« que ne cite-t-elle également les ouvrages d'André Figueras, d'Henry Coston et d'autres encore ? » [par là-même Pierre Assouline reconnaît que le Dutrait-Crozon est le seul ouvrage antidreyfusard]), puis évoque les dangers (potentiellement) encourus par des étudiants « devenus des adeptes du copier-coller » [mais pourquoi iraient-ils « copier-coller » une bibliographie ?]

 

Vient ensuite la péroraison (c’est la citation reproduite par Frédéric Joignot) : « La question des sources est à la base de toute recherche, qu'elle soit historique, scientifique, journalistique ; or Wikipédia dilue tant la source qu'elle l'élude. On ne saurait trop le répéter : dans le domaine des idées, et en particulier en histoire, l'esprit de la référence a intrinsèquement partie liée avec la durée et non avec l'éphémère. Or sur Wikipédia, la référence est à géométrie variable : le dernier qui a parlé a raison, jusqu'au prochain. », puis la phrase finale, qui se veut sans doute humoristique: « A quoi bon un comité de professionnels de la profession chargé de superviser les amateurs, si les experts des experts ne sont pas plus capables qu'eux de hiérarchiser l'information ? ».

 

 

Analyse

 

A première vue, le ton de Pierre Assouline est plus modéré que celui de Daniel Garcia. Mais le fond de l’argumentation est assez violent : c’est-à-dire qu’il force la réalité pour lui faire dire ce qu’il veut qu’on entende.

 

Des remarques approximatives

On remarque un certain nombre d’assertions qui, si on les creuse un peu, apparaissent comme très approximatives : 

(paragraphe 1) « les dénégations des dirigeants de l'encyclopédie participative en ligne ont curieusement pour effet de renforcer la suspicion » 

Cette affirmation pourrait être un truisme (a priori, les dénégations formulées par une partie pour sa défense sont suspectes), mais il s’agit plutôt d’une inexactitude : je ne pense pas que des « dirigeants de Wikipédia » aient jamais affirmé qu’elle soit fiable « en soi » ; la preuve, c’est que la citation de sources correctes est une demande expresse, pas toujours respectée, malheureusement. 

 

(paragraphe 2) « cette idée bien dans l'air du temps que, au fond, tout le monde est encyclopédiste puisque tout le monde est déjà journaliste, cinéaste, critique d'art, critique littéraire, critique de cinéma, critique gastronomique, photographe etc. »

Pierre Assouline aborde ici la question de l'expertise, dans une perspective de déploration face à la possibilité élargie de donner son opinion sur Internet (dans des blogs personnels, des commentaires...). L'énumération est un peu confusionniste puisqu'il mélange des pratiques fondées sur la maîtrise d'une technique et des pratiques  fondées sur la maîtrise d'une culture.

 

(paragraphe 2) « n'importe qui peut intervenir dès lors qu'il se sent expert en quelque chose, qualité qu'il se délivre de sa propre autorité »

Comme beaucoup de critiques de Wikipédia, il interprète le point de vue wikipédien, qui suppose que l’on peut intervenir dès lors que l’on sait quelque chose, ce qui n’implique absolument pas d’être un « expert ». Pierre Assouline radicalise ce point de vue pour des raisons de pure polémique en supposant que les gens interviennent sur Wikipédia parce qu’ils se considèrent comme des experts, ce qui lui permet de renvoyer ces contributeurs fantasmatiques dans les cordes de leur non expertise.

Dans la pratique, nombre d’articles sont rédigés pour une bonne part par des gens qui savent pas mal de chose sur le sujet (sans forcément pour autant être ni se considérer comme des « experts »), mais cela n’empêche pas des interventions d’autres personnes qui en savent moins. 

Je laisse ici de côté le point de savoir « si ça peut marcher » et le problème récurrent de « la mise en cause de l’expertise ».

 

(paragraphe 2) « un comité de "vrais" experts est bien sûr là qui veille "là-haut" (on n'a pas totalement renoncé à la verticalité de la décision) afin d'éviter dommage collatéral »

Cette allusion à un « comité de "vrais" experts » est curieuse ; on a de nouveau affaire au procédé de l’ « adversaire fantasmé », qui permet ici à Pierre Assouline de pointer une soi-disant contradiction : « on n'a pas totalement renoncé à la verticalité de la décision ». En l'occurrence, cela n'a aucun fondement : il n’y a pas de comité d’experts, vrais ou faux (je suppose qu’il confond avec les administrateurs et bureaucrates, dont les fonctions ne relèvent pas de l’expertise scientifique).

 

(paragraphe 3) « François Gèze […] a eu la surprise de découvrir dans la bibliographie une liste d'une vingtaine de livres »

Le 14 juillet 2006, la bibliographie comptait 10 titres,15 le 30 novembre (date de l'article de Daniel Garcia qui évoque la découverte de François Gèze) et le 6 janvier 2007 (dernière version avant l'article de Pierre Assouline).

Cette erreur est sans importance en elle-même, mais elle est significative : Pierre Assouline n’est pas allé vérifier, il reproduit probablement les propos de quelqu’un d’autre.

 

La bibliographie : diffamation et procès d’intention

Pierre Assouline reproche à Wikipédia, de ne pas avoir totalement supprimé la référence au livre de Dutrait-Crozon, malgré l'avertissement donné par Daniel Garcia : « Alerté, Daniel Garcia y fit écho sur son blog de LivresHebdo. Ce qui n'échappa point à la vigilance de Wikipédia. En toute logique, on aurait pu penser qu'ils en tiendraient compte en supprimant une telle référence. » 

 

De là, il passe à ce qui peut être considéré comme un énoncé diffamatoire : « C'est donc ce Préçis** de l'Affaire Dreyfus [...] qui reste la bible de l'affaire […], du moins aux yeux des wikipédiens » (remarquer la mise en parallèle : « ce fut un évangile pour une génération de nationalistes/cela reste une bible aux yeux des wikipédiens »). Cette assertion est d’autant plus absurde qu’au moment où il écrit, et il l’indique lui-même, l’ouvrage a été requalifié comme « controversé ». Mais de toute façon, comme je l’ai montré dans les pages précédentes, l’indice Dutrait-Crozon n’est pas une preuve catégorique. En se servant de ce seul indice, dans une page qui est globalement et explicitement dreyfusarde, Pierre Assouline, à la suite de Daniel Garcia (qui a tout de même fait l’effort de chercher un autre indice), affirme comme une vérité ce qui est au mieux une hypothèse assez faible : Wikipédia est antidreyfusarde ; il n’envisage pas une autre hypothèse, beaucoup plus forte : la référence Dutrait-Crozon est le résultat d’un hoax antidreyfusard, d’ailleurs pas explicite. Pas plus que Daniel Garcia (ou François Gèze), il ne s’intéresse à l’historique de la page ; il ne se demande ni par qui, ni quand cette référence a été introduite. 

On a ici affaire à une autre pratique antiwikipédienne : le « fétichisme négatif de la page en cours » (la dernière version) : toute erreur présente sur la page en cours est significative de l’essence (mauvaise) de Wikipédia ; lorsque l’erreur est corrigée, cette correction est présentée comme une vile et vaine tentative d’occultation.

 

Il prolonge la diffamation par le procès d’intention : ayant décidé (et non prouvé) que Wikipédia est un repaire d’antidreyfusards avançant masqués, il s'interroge : « si une telle bibliographie "participative" de l'encylopédie** dite libre prétend ouvrir le compas de la tolérance, que ne cite-t-elle également les ouvrages d'André Figueras, d'Henry Coston et d'autres encore » ? Pour Figueras, que je ne connaissais pas plus que Dutrait-Crozon, je ne sais pas*, mais le nom de Coston* m’aurait fait tiquer, et pas mal d’autres contributeurs aussi ; c'est pourquoi l'introducteur anonyme s'en est tenu à un seul titre.

Je ne pense pas que cette petite provocation doive être mise sur le compte d’un humour distancié, mais plutôt sur une rhétorique du mépris, comme cette série de trucs (guillemets de « "participative" », « encyclopédie dite libre », « ouvrir le compas de la tolérance ») qui désignent de soi-disant problèmes sans prendre la peine de les traiter.

 

Une philosophie de l’information assez énigmatique

Le dernier paragraphe contient plusieurs énoncés dont le sens n’est pas très clair (je passe sur la dernière phrase avec ses « professionnels de la profession » et ses « experts des experts » : elle est tout simplement dépourvue de sens, ce n’est que du vent). 

Pierre Assouline donne d’une part son point de vue : 

1) « La question des sources est à la base de toute recherche, qu'elle soit historique, scientifique, journalistique »

Pour la recherche scientifique, je ne suis pas absolument certain que la notion de « source » soit applicable, mais OK pour le principe ; en ce qui concerne les journalistes, je ne suis pas sûr qu'ils l’appliquent toujours : ils produisent souvent des textes très superficiels à partir de sources mal comprises ou tronquées (voir « Lisa Vignoli, journaliste d’approximation à Marianne »).

 

2) « dans le domaine des idées, et en particulier en histoire, l'esprit de la référence a intrinsèquement partie liée avec la durée et non avec l'éphémère »

Je ne vois pas bien ce qu’est au juste « l’esprit de la référence », ni l’intérêt à ce niveau de l'opposition « durée-éphémère ».

 

Il donne d’autre part ce qu’il présente comme le point de vue de Wikipédia :

1) « Wikipédia dilue tant la source qu'elle l'élude ».

J’avoue que je ne comprends pas non plus cette phrase ni sa relation avec l’affaire de la bibliographie. D’une façon générale, je dirais que « la source » est présente ou absente, et si elle est présente, qu’elle a une valeur plus ou moins élevée : cela est vrai dans Wikipédia comme ailleurs. 

 

2) « sur Wikipédia, la référence est à géométrie variable : le dernier qui a parlé a raison, jusqu'au prochain. »

Il fait ici semblant de croire que Wikipédia est un champ de bataille (voir la caricature de l’article du Monde) où chaque intervenant a pour objectif principal d’imposer son opinion*. Je ne dirai pas que ce genre de situation n’arrive jamais, mais ce n’est pas le principe du fonctionnement de Wikipédia, où normalement (bis repetita placent), toute assertion devrait  être « sourcée ».

 

 

Conclusion

Il est un peu désolant de voir une personnalité du paysage intellectuel français* utiliser des moyens aussi discutables dans le but de discréditer quelque chose qu’il n’aime pas.

 

 

NOTES

*André Figueras (1924-2002) : résistant devenu par la suite un adversaire acharné de De Gaulle ; le titre de ses livres sur l'affaire Dreyfus sont plus explicites que celui du Ducrait-Crozon : Ce canaille de D…reyfus (1982, A. Figueras) et L'affaire Dreyfus revue et corrigée (1989, A. Figueras)  

*Henry Coston (1910-2001) : monarchiste et antisémite dès les années 1920 ; à première vue, sa bibliographie ne comporte pas d'ouvrage entièrement consacré à l'affaire Dreyfus

*opinion : c'est un des leitmotivs des articles d'Alithia, par exemple celui du 11 février 2007 « hâter la fin : pas d'argent pour wikipedia » où elle écrit : « pas d'argent pour wikipedia, "l'encyclopédie libre et gratuite" qui synthèse [lire : synthétise] des "on dit" et des opinions, qui trompe et qui pompe là pèze... » (citation vérifiée au 2/11/2012)

*paysage intellectuel français : le PIF

 

**sic (2 novembre 2012)

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