L’affaire Dreyfus de Wikipédia 2 : L'article « corrosif » de Daniel Garcia

Publié le par Jacques Goliot

 

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Présentation de l'article de Daniel Garcia

 

Intitulé L’Affaire Dreyfus, il a été publié le 30 novembre 2006 dans son blog sur Livres Hebdo.

Frédéric Joignot le présente comme  « corrosif ».

Effectivement. En voici la première phrase : 

« Je n’avais pas prévu de reparler de Wikipédia de sitôt, puisqu’aussi bien on sait tout le dégoût que m’inspire cette aventure. » 

Fichtre ! Daniel Garcia sait manier le grand style : « puisqu’aussi bien  on sait ». Une légère erreur, cependant : le mot « aventure », connoté positivement (« Les aventures de Tintin », « L'aventure humaine », « L'aventure de la science », « Aventures dans les îles »). Il aurait mieux valu écrire, par exemple : « le (profond) dégoût que m’inspire cette entreprise irresponsable menée par des aventuriers sans scrupules ».

 

Daniel Garcia explique ensuite que la veille, à l’occasion d’une émission de France Culture, François Gèze (éditions La Découverte) lui a appris l’existence de cette entrée bibliographique hautement suspecte ; dès sa découverte, il a « alerté la Ligue des droits de l’homme ». Daniel Garcia s’étonne en revanche que le CRIF « n’ait pas encore eu vent de cette affaire » (François Gèze ne connaît peut-être pas son existence), le CRIF « dont on sait la vigilance, et qui a depuis longtemps le Dutrait-Crozon dans son collimateur ». L'heure est grave, mais les frontières sont bien gardées... 

Daniel Garcia cite ensuite longuement (3000 caractères sur 5500) un texte de Pierre Vidal-Naquet (extrait d’une contribution à un colloque de janvier 2006, Mes affaires Dreyfus), qui donne des renseignements détaillés sur l’ouvrage et ses auteurs. Pierre Vidal-Naquet indique que contrairement à des ouvrages d’ « éructation » antidreyfusarde, celui-ci se donne l’apparence d’un ouvrage historique (« imitation du positivisme »), tout en mettant cette apparence au service du mensonge. Pierre Vidal-Naquet confirme donc que le livre de Dutrait-Crozon est antidreyfusard. Mais la parole de Daniel Garcia était suffisante pour que chacun en soit persuadé.

 

Une phrase significative ?

Daniel Garcia passe ensuite à un autre problème : il prévoit la défense des « zélateurs de Wikipédia », qui « ne manqueront pas de [plaider] une malencontreuse erreur ». Mais cette ligne de défense n’est pas acceptable : dès l’introduction, on trouve une phrase selon lui significative : « [l’affaire Dreyfus est] considérée par l’historiographie comme l'un des épisodes fondateurs par ses conséquences de la politique française contemporaine et de l'idéologie républicaine dominante encore aujourd'hui » ; Daniel Garcia commente: « Voilà, en soi, une phrase qui ne veut strictement rien dire. Sauf pour un public « averti », qui justement, n’a que mépris pour « l’idéologie républicaine dominante ». La formule tient tout à la fois du clin d'œil complice et du message subliminal à destination des futurs nouveaux convertis. » (fin de l'article).

 

« Clin d'œil complice et message subliminal à destination des futurs nouveaux convertis » ! L’interprétation de Daniel Garcia me semble un peu alambiquée, pour ne pas dire plus. 

Je ne crois pas que la phrase incriminée ait été écrite comme « message [nationaliste ? royaliste ?] subliminal », je n’ai pas l’impression qu’elle exprime de « mépris pour l’idéologie républicaine » ; je pense qu’elle veut marquer l’importance de l’affaire Dreyfus dans l’évolution politique de la France et que son principal défaut est d'être plutôt mal rédigée : il aurait fallu écrire quelque chose comme « l’affaire Dreyfus est considérée par ses conséquences comme un épisode fondamental de l’évolution de la vie politique contemporaine et de la victoire de l’idéologie républicaine en France ». 

Du reste, un message ne peut pas être à la fois un clin d'œil vers certaines personnes et un message subliminal pour d'autres. La phrase citée pourrait à la rigueur être un clin d'œil vers ceux capables d'y trouver un double sens (un sens évident et un sens réservé aux initiés). Elle n'est certainement pas un message subliminal, qui doit d'une part être parfaitement compréhensible, d'autre part être perçu sans qu'on en ait conscience, sous hypnose ou par images trop brèves. Cette phrase ne pouvait absolument pas influencer subliminalement de (très hypothétiques) "futurs nouveaux convertis" puisque ce sont des gens qui l'auraient lue en toute conscience et qu'ils n'en auraient pas compris le sens caché. 

 

On peut donc considérer comme très faible l'argumentation de Daniel Garcia à propos de cette phrase.

 

Retour au cas Dutrait-Crozon

En revanche, la référence bibliographique à Dutrait-Crozon comme à un "ouvrage fondamental" (de surcroît faite le 14 juillet) était  quasi certainement un clin d'œil antidreyfusard (mais en aucun cas un message subliminal). Il ne s'agissait pas d'une erreur, malencontreuse ou pas, mais d'un hoax antidreyfusard codé.

Cependant, rien dans l'article de Daniel Garcia ne prouve que l'antidreyfusisme de l'auteur de ce hoax représente le point de vue de Wikipédia, que Wikipédia soit un repaire d'antidreyfusards. Il faut en effet considérer la page dans son ensemble, telle qu'elle se trouvait à ce moment.

 

La page « Affaire Dreyfus » au 30 novembre 2006 (version du 28 novembre 2006)

Le plan est à l’époque assez sommaire, peu structuré, avec des titres alambiqués et pas toujours très clairs (4, 7) ; aucun n’est antidreyfusard : 

1 Les origines de l'Affaire : une banale histoire d'espionnage militaire

2 Le premier procès

3 L'affaire d'espionnage devient une affaire judiciaire puis se transforme en affaire politique

4 Sapeur Camember où l'on creuse un trou pour boucher un trou

5 La crise de régime

6 Le dénouement judiciaire

7 Hannah Arendt et l’exposition universelle de 1900

8 Confusions possibles

9 Voir aussi

9.1 Articles connexes

9.2 Liens externes

10 Bibliographie

11 Filmographie

 

La page est relativement peu développée (27 500 octets contre 171 500 à l’heure actuelle ; cela correspond à 23 800 caractères et espaces).

La tonalité explicite est dreyfusarde : on trouve dans la première partie la phrase suivante : « On sait aujourd'hui qu'Alfred Dreyfus était innocent, l'accusation étant fondée sur un dossier officiel peu convaincant et sur la communication en violation des droits de la Défense d'un "dossier secret" également composé de documents objectivement peu probants mais sur lesquels le Ministre de la Guerre avait mis tout son poids politique et militaire. »

Il ne semble pas que la page contienne d’énoncés manifestement antidreyfusards.

Ce qu’on pourrait lui reprocher est d’être peu structurée, trop « événementielle », trop courte, mais cela n’a pas paru présenter le moindre intérêt aux critiques.

 

La bibliographie comprend alors quinze références, dont beaucoup sont manifestement dreyfusardes (Emile Zola, Mathieu Dreyfus, Jean-Denis Bredin, Henri Guillemin) :  

*Henri Dutrait-Crozon, Précis de l'affaire Dreyfus. Avec un répertoire analytique. 3e éd. revue et augmentée. Paris, 1938, in-12, 672 p. (ouvrage fondamental, à consulter en priorité).

*Émile Zola, Combat pour Dreyfus. Préface de Martine Le Blond-Zola. Postface de Jean-Louis Lévy. Présentation et notes d'Alain Pagès. Éditions Dilecta - 2006 [1]

*Marcel Thomas, L'Affaire sans Dreyfus. Fayard, Paris, 1961. Réédition : Éditions Idégraf, Genève, 1979. 2 volumes, 697 p.

*Mathieu Dreyfus, « Dreyfusards ! » : souvenirs de Mathieu Dreyfus et autres inédits (présentés par Robert Gauthier). Gallimard et Julliard, collection « Archives » n° 16, Paris, 1978. 274 p. + 16 p. d'illustrations.

*Mathieu Dreyfus, L'Affaire telle que je l'ai vécue. Bernard Grasset, Paris, 1978. 307 p. ISBN 2-246-00668-6.

*Jean-Denis Bredin, L'Affaire. Fayard, Paris, 1983. Réédition 1993 : 551 p. ISBN 2-260-00346-X.

*Octave Mirbeau, L'Affaire Dreyfus, Librairie Séguier, 1991.

*Jean Doise, Un secret bien gardé ; Histoire militaire de l'Affaire Dreyfus. Le Seuil, collection XXème siècle, 1994 : 225p.ISBN 2-02-021100-9.

*Monique Delcroix, Dreyfus-Esterhazy : réfutation de la vulgate. Éditions de L'Æncre, Paris, 2000. 464 p. ISBN 2-911202-36-8.

*Drouin, M. (dir.) L'Affaire Dreyfus, Flammarion, rééd. 2006.

*Vincent Duclert, L'Affaire Dreyfus. La Découverte - 2006 (1re éd. 1994)

*Guillemin Henri, L'Énigme Esterhazy, Gallimard, 1962, 262 pages.

*Edition spéciale du Figaro du 12 juillet 2005, Le centenaire de la réhabilitation du capitaine Dreyfus.

*Jean-David Dreyfus, Jean-François Dreyfus, L'Affaire Dreyfus : minutes du procès de Rennes, Dalloz-Sirey, 2006 (ISBN 224707006X)

*General Andre Bach, L'Armee de Dreyfus.Une histoire politique de l'armee francaise de Charles X a "L'Affaire", Tallandier,2004,ISBN 2-84734-039-4

 

Daniel Garcia et François Gèze concentrent donc leur attention sur un point très limité (158 caractères) dont le contenu (implicite, nullement évident pour quelqu'un ne connaissant pas Dutrait-Crozon) détone avec celui du reste de la page. 

 

Conclusion

L’instruction de Daniel Garcia a été menée exclusivement à charge, bien qu’elle ne soit fondée que sur deux indices (plutôt maigres). Elle ne semble donc pas probante à 100 %.

 

Les suites de l'article de Daniel Garcia 

Dès le 30 novembre, la page subit deux transformations directement liées à l'article de Daniel Garcia (contributeur Milpa) :

*16 h 03 : remplacement de « fondamental, à consulter en priorité » par « controversé » (sans commentaire)

*16 h 05 : suppression de l'énoncé « et de l'idéologie républicaine encore dominante aujourd'hui » (commentaire : « suppression d'un passage ambigu ».

Frédéric Joignot évoque une intervention de la Ligue des Droits de l'homme, mais rien ne l'atteste ; il s'agit probablement d'une extrapolation de l'article de Daniel Garcia.

 

Par la suite, on note une autre intervention sur le Dutrait-Crozon : 

*le 6 décembre, à 16 h 45, intervention sous IP supprimant la référence (sans commentaire), révoquée à 17 h 23 pour vandalisme.

 

Les autres interventions jusqu'au 9 janvier sont indépendantes. On peut remarquer des vandalismes caractérisés les 2 et 3 janvier 2007.

 

 

 

A venir : l'article de Pierre Assouline (9 janvier 2007)

 

A propos de Daniel Garcia

Daniel Garcia est journaliste à Livres-Hebdo et collabore à diverses revues. Il a traduit plusieurs livres de l'anglais et en a lui-même écrit plusieurs, dont une biographie de Jean-Louis Bory et un livre sur l'émission de radio Le masque et la plume (avec Jérôme Garcin).

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